Le tango du détraqué
Pour m’en sortir j’étais prêt à tout. J’avais commencé par la partenaire de R. car pour enseigner, le mieux est d’être en couple. D’une pierre j’avais fait deux coups : lui prendre sa petite amie et l’éliminer de la scène tango. De perdre son amour l’avait mis en dépression sévère et il avait perdu l’usage de ses membres.
Le second prof que j’avais éliminé était très couru par toute la communauté internationale de tangueros. Il avait beaucoup de fric, faut dire qu’il ne lésinait pas sur les cachets, il avait d’ailleurs mis sur la paille plusieurs associations, notamment en Italie. J’allais l’arrêter dans son élan, il ne s’y attendait pas. J’adorais la plongée et ça tombait bien : lui aussi. Lors d’une promenade en mer, au fin fond d’un océan j’ai débranché son oxygène. Accident stupide. Plus jamais il n’enseignerait son jeu de jambes hérité de Virulazo, un sacré beau jeu de jambes faut dire ! Ce qui est génial c’est qu’avant qu’il ne disparaisse il avait eu le temps de me le transmettre !
Au bout de cinq années, le nombre de profs avait considérablement diminué dans le monde mais Interpol commençait à s’intéresser à ces disparitions, ces accidents, ces suicides (j’étais assez doué, je le reconnais, pour maquiller certaines éliminations en suicide).
Je savais qu’il leur faudrait beaucoup de temps pour faire le lien entre l’immense professeur de tango argentin que j’étais enfin devenu et l’assassin qui officiait dans le monde de la danse.
Petit à petit, j’amassais une jolie fortune à travers mes voyages, d’autant plus que les élèves étaient maintenant très nombreux. Les associations avaient pratiquement disparu car elles n’avaient pas su faire face à l’inflation et je ne travaillais qu’avec des banques suisses, des armateurs grecs et des entreprises françaises telles que l’Oréal, qui sponsorisaient le tango argentin.
Cependant, le travail que j’avais avant me manquait et je réfléchissais depuis qu’une petite association de tango argentin située en Corrèze m’avait approché. Il leur restait un peu d’argent et sa présidente m’avait demandé si je pouvais faire en sorte de mettre hors piste quelques enseignants trop gourmands. Elle m’avait d’ailleurs laissé entendre qu’il y aurait de l’avenir dans cette activité car elle sentait un vent de fronde du côté des quelques associations à but non lucratif qui restaient ici et là, à Milan, Barcelone, Cologne, Manchester, Prague…
Je crois que je vais aller m’entraîner un peu…
Serge Davy – 2011 –
Photo Ambiance polar (Livre Hebdo)